Dans un contexte de convergence des crises (climatique, biodiversité, financière, économique, démocratique, sociale), il nous faut réinventer un futur souhaitable qui reconsidère un grand nombre de composantes de notre société. Ce qu’on peut appeler vision ou récit et qui doit nous guider vers un nouveau modèle de société est plus qu’un ajustement des processus au regard de l’ampleur des défaillances actuelles. Nous ne pouvons pas nous contenter de seulement apporter des corrections ici ou là à un système qui prend l’eau de toute part.
La température globale augmente à cause de la combustion des énergies fossiles dont nous sommes très fortement dépendants. La biodiversité s’écroule pour cause d’occupation galopante des espaces naturels. Le système financier vit sous perfusion et n’est plus connecté au réel pour cause d’une recherche du profit sans sens. Le système économique ne fait que reproduire des inégalités en les aggravant pour chaque nouvelle génération. L’abstention grandissante à chaque élection est un aveu du désamour pour les institutions. La fragmentation de notre société en sous-sous-sous-groupes et autres communautés nous sépare un peu plus chaque jour les uns des autres réduisant les possibilités de dialogue dû à une incompréhension mutuelle croissante.
Sans tenter d’uniformiser la pensée, bien au contraire, redéfinir une vision commune pour notre pays et notre société est une base indispensable pour construire un nouveau modèle qui nous rapprochera et nous permettra d’atteindre de nouveaux objectifs avec un prisme différent de celui en place. Produire de la croissance/être compétitif/faire du profit est devenu le triptyque de référence de notre société dans lequel de moins en moins de personnes se reconnaissent. Les sentiments humains ne sont pas inclus en soi dans ces références mais sont implicites dans la bouche des gestionnaires par un mécanisme magique qui montre chaque jour qu’il ne fonctionne pas : la croissance créera de l’emploi, le profit permettra d’augmenter vos salaires, et vous serez donc plus heureux de par le confort matériel obtenu. Chacun trouvera facilement dans ces trois étapes présentées aujourd’hui comme évidentes et naturelles celles qui ne fonctionnent pas pour lui.
La France semble oublier qu’elle a déjà à disposition des valeurs solides qui constituent une base parfaite pour réfléchir à l’idée d’une société post-croissance : Liberté, égalité, fraternité.
Ces trois mots apposés sur la façade de tous les bâtiments publics constituent une devise forte que nous avons peut-être trop longtemps prise pour acquise. Je pense que nous avons plus négligé son importance qu’oublié son sens intrinsèque.
Chacune des briques d’une nouvelle société que nous allons construire doit inclure l’esprit de cette devise. Elle n’apporte pas de réponses concrètes mais sert de guide nous permettant de choisir entre deux routes pour chaque grande décision. Elle porte en elle beaucoup plus que ce que l’on imagine au quotidien.
La liberté n’est pas le droit de faire tout ce que l’on souhaite mais avant tout d’avoir des choix même s’ils peuvent être limités. Notre société a réduit nos choix en se complexifiant et en devenant une multiplicité de domaines d’expert dont nous sommes progressivement exclus. Nous en avons été exclus par manque de temps pour comprendre, par facilité pour épargner nos méninges, mais aussi par les experts eux-mêmes par manque de pédagogie ou par un souhait délibéré de devenir princes en leur domaine. Les choix se sont aussi réduits pour cause de recherche de rentabilité pour les produits, ou dans le domaine politique par une uniformatisation de la réflexion découlant d’une paresse intellectuelle. Nous avons restreint nous-mêmes notre espace de réflexion et de possibilités et ainsi notre liberté.
Et ne croyez pas que nos dirigeants derrière une image confiante sont plus à l’aise que tout un chacun. Les différentes crises évoquées au début de cet article sont tellement dérangeantes pour notre système de pensée que tout comme nous, ils peinent à en imaginer un autre, et vous répéteront à l’envi que nous n’avons pas le choix. Même s’ils sont parmi les gagnants du système en place, je reste convaincu que beaucoup d’entre eux n’ont pas une envie absolue d’écraser la population de leur pouvoir mais sont incapables de casser les codes actuels du capitalisme qui représentent bien sûr une zone de confort pour eux mais également un schéma stable qu’ils savent maitriser dans une approche court-termiste réclamée par la vitesse folle des décisions à prendre. Cette vitesse de réaction réclamée par tous leurs interlocuteurs ne leur laisse pas le temps de vraiment comprendre les domaines d’expert, de prendre du recul, et réduit donc leurs choix. Les plus radicaux/pragmatiques d’entre vous me trouveront trop bienveillant dans cette analyse mais je veux garder cet espoir pour avancer de manière constructive.
Redéfinir notre liberté et ainsi nous redonner des choix, implique de se réapproprier la maitrise de tout ce que nous avons délégué en commençant par tout ce qui est vital. Nous devons alors repartir de ce dont nous avons besoin puis avancer progressivement vers ce dont nous avons envie. L’inversion de cet ordre de priorité a enlevé toute base solide à notre société et nous mène à notre perte par une consommation frénétique de tout ce que la Terre met à notre disposition.
Dans cet esprit, il me semble avant tout indispensable de réfléchir à l’alimentation, au logement, au travail, à la santé et à la démocratie. J’ouvre ici quelques pistes de réflexions concernant l’alimentation. D’autres articles suivront pour les autres sujets.
Concernant l’alimentation, récupérer la maitrise de nos choix passe par une meilleure connaissance de la chaîne d’approvisionnement. Il nous est nécessaire de reprendre conscience du fait que les agriculteurs nous fournissent notre alimentation. Ce fait aussi simple soit-il est indispensable pour dépasser la période d’agriculture ‘bashing’ que nous traversons et qui est devenue vite stérile en reprochant tout un système à des agriculteurs qui ne sont aujourd’hui plus qu’une composante négligée d’un système agro-alimentaire gigantesque et complexe. Les agriculteurs ne sont pas tous des entreprises multinationales mais des êtres humains qui ont eux aussi vu leurs choix et leurs marges de manœuvre diminuer à travers les décennies. Nous souhaiterions une alimentation dont la production impliquerait pas ou peu de produits phytosanitaires, qui émettrait moins de CO2, qui traiterait les animaux avec décence, et qui ne semblerait pas pilotée par des groupes de chimistes. A l’opposé, nous nous sommes habitués à des prix tellement bas pour les aliments bruts ou transformés que nous oublions qu’ils sont les produits d’un système qui requiert nécessairement tous les ans des rendements élevés de la part de l’agriculture. Si le prix au poids imposé par l’acheteur est bas, les agriculteurs doivent produire un plus gros volume pour atteindre un équilibre financier. Le spectre de la concurrence internationale et des différents traités de libre-échange constitue une menace permanente pour les agriculteurs français. Cette menace ne peut être tolérée si l’on souhaite reprendre en main notre alimentation.
Reprendre en main (liberté), c’est aussi se reconnecter (fraternité) avec le milieu agricole. Il y a malheureusement peu d’opportunités dans les grandes villes alors n’hésitons pas à adopter une approche des petits pas. Vos prochaines vacances seront peut-être l’opportunité, par exemple, d’avoir un aperçu du fonctionnement de l’agriculture française en vous arrêtant à une ferme proposant de la vente en directe. Vous serez surpris à quel point les agriculteurs aiment parler de leur terre, de leur production et de leur métier. Et surtout vous découvrirez à quel point leur métier est devenu scientifique, technique et technologique. Cette démarche est tout sauf anecdotique pour les citadins pour nous reconnecter à la terre et aux personnes qui la cultivent. En ville, les offres des AMAP (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne) sont aussi un premiers pas possible pour savoir d’où viennent vos légumes. Leurs nombres se multiplient et vous pouvez surement en trouver une près de chez vous. Si vous souhaitez aller encore plus loin, n’hésitez pas à vous informer à propos des supermarchés coopératifs. Il en existe environ une trentaine en France aujourd’hui mais leur nombre grandit progressivement. Le principe est simple : les clients sont aussi les propriétaires (les sociétaires) et les gestionnaires du supermarché. En échange d’une participation de 100€ pour devenir sociétaire (10€ pour les personnes avec des revenus plus modestes) et de trois heures de votre temps par mois pendant lesquelles vous pouvez faire du réassort, recevoir les livraisons ou faire la caisse, vous avez la possibilité de faire vos courses dans le supermarché, choisir les produits que vous souhaitez voir en rayon et rencontrer régulièrement des fournisseurs qui proposent des produits du terroirs, des produits locaux et/ou bio. Pour exemple, le supermarché coopératif Les Grains de Sel dans le 13ème arrondissement à Paris compte en plus des clients/sociétaires ‘classiques’, la mairie du 13ème ainsi que plusieurs agriculteurs qui fournissent les légumes en tant que sociétaires. Le supermarché est une société coopérative à intérêt collectif qui ne vise pas le profit pour redistribution aux sociétaires mais surtout à créer un lieu de vie autour de l’élément vital qu’est l’alimentation. On y retrouve dans son principe toutes les valeurs de notre devise : la liberté de choix des produits, l’égalité de traitement des sociétaires qui doivent tous participer au fonctionnement et ont tous un vote aux assemblées, la fraternité créée en collaborant avec des personnes de l’arrondissement que l’on n’aurait surement jamais rencontrées et en créant un lien avec les producteurs.
Je souhaite également pointer un autre exemple qui est un réel succès à travers la France : C’est qui le patron ?! La marque des consommateurs. Cette initiative combine une société par actions simplifiée (SAS) avec une société coopérative à intérêt collectif qui permet aux consommateurs/sociétaires (1€ seulement pour devenir sociétaire) de définir le cahier des charges de produits d’alimentation courante. Sans surprise, l’intelligence collective des sociétaires les amène à choisir que le prix inclut une rémunération décente pour les agriculteurs. L’exemple du lait est frappant puisqu’ils ont même choisi que la rémunération des producteurs laitiers leur permette d’avoir du temps libre, quitte à ce que cela augmente le prix. Le questionnaire associé à l’élaboration de chaque produit inclut explicitement cette proposition comme le montre la capture d’écran ci-dessous.
Cette société qui étend rapidement sa gamme de produits (31 à ce jour) fait déjà des émules dans d’autres pays d’Europe et devient donc au-delà d’une initiative militante, un autre modèle économique qui inclut réellement dans les décisions les premiers concernés par l’alimentation : les producteurs et les consommateurs. On y retrouve à nouveau la liberté par l’implication des citoyens dans la prise de décision concernant un besoin vital, l’égalité puisque chaque sociétaire a une voix et la fraternité puisque les producteurs ne sont pas pressés comme des citrons pour avoir le prix le plus bas mais considérés comme des citoyens qui doivent être respectés pour leur travail et dans leur existence.
Il existe donc déjà des solutions concrètes pour se réapproprier l’alimentation en rapprochant les deux extrémités de la chaine de production alimentaire. Réduire le nombre d’intermédiaires permet de diminuer la complexité du système. Mais dans les faits, un réel changement de paradigme ne nous permet pas de nous contenter d’un compromis permettant aux deux canaux de distribution de se côtoyer et de se concurrencer. Un simple laisser-faire prendrait des décennies dans le meilleur des cas pour que le nombre de supermarchés coopératifs et les marques de produits coopératifs puissent concurrencer les grandes enseigne de supermarché ou les grandes multinationales de l’agro-alimentaire.
Des grandes marques de l’agro-alimentaire ont déjà contacté la coopérative ‘La Marque des Consommateurs’ pour se faire accompagner dans une démarche d’évolution de leurs pratiques qui pourraient être validées par un label. L’idée est plus qu’encourageante sur le principe mais si ces grandes marques respectent les mêmes critères que ‘La Marque des Consommateurs’, il leur faudra nécessairement soit augmenter leurs prix de manière significative, soit réduire leurs marges, soit réduire leur budget communication. Un mix de ces trois approches transformerait déjà énormément le système agro-alimentaire en place, en reléguant le profit derrière la qualité et le bien-être des producteurs en termes de priorités. Intégrer réellement les consommateurs dans la démarche en faisant d’eux des sociétaires de coopératives produisant les grandes marques connues serait un autre pas supplémentaire qui bouleverserait nos vies et nous permettrait de nous réapproprier notre alimentation. La notion d’actionnaire capitalistique n’aurait alors plus d’utilité en soi puisqu’un nouvel équilibre serait alors défini.
Source image: isamiga76 @Flickr
Un autre lien intéressant
https://blogs.alternatives-economiques.fr/gadrey/2019/12/12/grand-cor-malade-toute-prospective-des-retraites-presupposant-la-croissance-revient-a-pourrir-la-vie-des-futurs-retraites
Merci Jérôme, 100% d’accord.
En complément
Les loco-motivés en Aveyron : “Quand les producteurs, consommateurs, bénévoles s’associent pour manger au plus proche, simple et bon.” https://paniers.loco-motives.fr/
Et une excellente émission qui fait écho au début de ton article, sur la sécurité humaine, et comment reconstruire une société, avec Bertrand Badie et Noël Mamère.
https://www.franceculture.fr/emissions/cultures-monde/2010-2020-une-decennie-a-la-loupe-44-ameliorer-la-securite-humaine