Quel avenir pour les entreprises dans un contexte de redirection écologique? Partie 3: le futur de l’emploi dans le cadre de la redirection écologique

Cet article a été écrit dans le cadre du groupe de réflexion Les Utopistes Réalistes que j’ai fondé en 2020.

Préambule

 Le collectif “Les Utopistes Réalistes” porte sa réflexion autour du concept de redirection écologique. Nous proposons une première série de 3 articles qui questionnent ce que pourrait être l’avenir des entreprises face aux défis écologiques. Cette introduction se fonde sur la réalité du contexte technique et économique de deux secteurs fortement exposés aux risques associés aux limites planétaires. Le premier article se penche sur le secteur automobile et le deuxième article se concentre sur le secteur pétrolier. Le troisième et dernier article de cette série élargit le propos à l’ensemble des entreprises, tous secteurs confondus, et présente un approfondissement du concept de redirection écologique au regard des analyses de ces deux secteurs.

Le futur de l’emploi dans le cadre de la redirection écologique : un enjeu qui dépasse le périmètre des entreprises

Résumé

Notre point de vue : fonder la transformation des entreprises sur une adaptation technologique, couplée à une croissance du PIB à tout prix, apparaît voué à l’échec. Un transfert intra-sectorielle des compétences n’y suffira surement pas non plus. Nous défendons plutôt une redirection écologique des emplois organisée à l’échelle nationale, de manière collective et planifiée, mettant au centre de cette stratégie l’humain et son environnement. Cette approche se traduirait par des transferts de compétences entre secteurs, couplés à une révision des modèles économiques actuels. Cela permettrait d’éviter les cas de chantage à l’emploi que l’on voit rapidement proliférer. Il n’est plus possible d’opposer écologie et économie si nous souhaitons définir un nouveau progrès positif, juste socialement et en harmonie avec notre environnement. Les changements structurels requis (frugalité, standardisation, ancrage dans un territoire) impactent des filières, des écosystèmes, et surtout des femmes et des hommes. Planifions cette redirection, donnons-lui du sens à travers une vision sur le long terme dessinée avec la population, les territoires, les entreprises, sans approche politique partisane, pour nous rassembler autour de notre intérêt commun : garantir la sécurité de chacun et un bien-être équitable pour tous, en accord avec notre environnement.

La tendance actuelle ne permettra pas d’atteindre nos objectifs

Nous avons présenté dans les deux premiers articles de cette série le cas de deux industries dans lesquelles les entreprises mènent actuellement une adaptation à l’évolution de leur secteur et de la société en se convertissant à des activités plus écologiques. Bien que ces évolutions soient louables, elles pourraient cependant atteindre rapidement des limites environnementales puisqu’elles restent fondées sur un modèle extractiviste avec pour objectif une croissance en volume. Les voitures électriques ou les éoliennes en mer nécessitent des matières premières qui représenteront des quantités gigantesques si l’objectif est simplement de remplacer les volumes et la puissance des technologies précédentes. De plus, il est difficile d’imaginer un transfert, même progressif, de l’ensemble des salariés de ces secteurs fortement émetteurs de GES vers les nouveaux secteurs développés non seulement par la limite d’équivalence en termes de compétences, mais également en termes du nombre de postes créés.

Aujourd’hui, la méthode privilégiée par les entreprises pour adapter leur fonctionnement aux contraintes environnementales est très fortement imprégnée d’une culture technologique vue comme salvatrice. Cette approche inclut entre autres l’économie circulaire, la digitalisation, la substitution des matières premières, le développement des énergies renouvelables et la modernisation des outils de production pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre (GES). Cependant, ces options ne pourront pas agir sur les racines des problèmes si l’objectif des entreprises, et de notre société en général, reste l’augmentation des volumes à tout prix. Des gains d’efficacité seront obtenus dans le temps pour réduire le volume de nos émissions de gaz à effet de serre ou les quantités de matières consommées par unité produite. Cependant, non seulement ces gains d’efficacité diminueront rapidement avec le temps parce que les premiers gains obtenus sont souvent dûs aux transformations les plus aisées à appliquer, mais de plus les 150 dernières années nous ont montré que la dynamique de production et de notre société en général effacent une bonne partie de ces gains. L’effet rebond et le couplage observé entre la croissance du PIB et la consommation de matières premières ainsi qu’entre la croissance du PIB et les émissions de GES[1] [2], rendent complexe l’objectif de retrouver un équilibre avec l’environnement sans modifier cet objectif de croissance. C’est la limite de l’application du concept de transition écologique dans la plupart des secteurs et entre autres dans les deux secteurs étudiés avec les articles précédents de cette série.

L’impact environnemental de certaines activités est tel qu’une simple adaptation n’y suffira donc tout simplement pas. Les entreprises devront se transformer profondément et rediriger leur trajectoire ‘business as usual’ en allant jusqu’à revoir leur modèle économique et en redéfinissant leur mission. Cette transformation constituera une réelle opportunité de relocaliser la production de biens essentiels mais également de donner un sens à l’emploi de chacun des salariés en les impliquant dans ce processus.

La redirection écologique

Le concept de redirection écologique prend alors tout son sens dans la situation que nous vivons. La redirection écologique ne vise pas simplement à modifier ou transformer les moyens de production ou de transport mais nous pousse à remettre en cause la finalité de nos activités. Pourquoi voulons-nous toujours plus de produits différents et chacun en plus grande quantité? La question devient de plus en plus pressante surtout lorsque nous prenons chaque jour un peu plus conscience que nous réduisons ainsi la qualité de vie des futures générations. Le concept de redirection écologique encore très récent découle du travail de Tony Fry, philosophe et théoricien du design australien, et est promu en France par l’équipe d’Origens Media Lab. En remettant en cause certains objectifs économiques et commerciaux de nos activités, la redirection écologique nous amène à considérer la notion de renoncement avec laquelle nous sommes très peu à l’aise. L’idée même de renoncer, souvent vue comme un échec dans le ‘business as usual’, devrait alors devenir une source d’espoir qui nous permet d’imaginer des futurs possibles et de sortir du chemin de plus en plus étroit tracé par le changement climatique et les tensions sur les ressources. L’abandon des projets d’aéroport de Notre Dame des Landes et du méga centre commercial Europa City montrent que le renoncement ne crée pas de catastrophes insurmontables. Bien sûr, ces projets avortés n’ont pas permis la création des nombreux emplois espérés. Il faut donc considérer la redirection écologique avec méthode et pragmatisme en intégrant les limites planétaires.

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Plusieurs voies peuvent être envisagées pour cette redirection des entreprises dont les activités ne pourront pas être adaptées. Une première approche radicale viserait à simplement fermer les entreprises excessivement polluantes. Cette solution qui nous semble violente pour les salariés ne pourrait être appliquée que de manière autoritaire, et même accompagnée de plans sociaux généreux serait génératrice d’une casse sociale. Cette approche pourrait malheureusement devenir une contrainte nécessaire si la situation devenait critique et que les plafonds d’émissions de GES fixés dans le cadre de la stratégie nationale bas carbone continuent d’être allègrement dépassés chaque année[3].

Il nous faut planifier dès maintenant

Le choix de la fermeture pourrait cependant être modéré dans ses impacts humains si elle est intégrée dans une planification écologique du travail à l’échelle régionale ou territoriale avec une coordination à l’échelle nationale. Ce type de redirection se détacherait du dogme de la préservation de l’entreprise et de ses actionnaires pour se concentrer sur l’avenir des femmes et des hommes qui y travaillent.

Cette stratégie de planification était déjà présentée dans la proposition ‘1 millions d’emplois pour le Climat’[4] publiée en 2017 et est également considérée dans le récent Plan de Transformation de l’Économie Française (PTEF) proposé par le think tank The Shift Project en 2020[5]. Ce plan estime de manière chiffrée les secteurs qui gagneront et perdront en volume d’activité et donc en besoins de salariés dans le cadre d’une stratégie nationale bas carbone cohérente. Dans la même lignée, le rapport issu de la mission commanditée par le gouvernement auprès de Laurence Parisot et livré en 2019 (Plan de Programmation des Emplois et des Compétences; PPEC) reconnaît également le besoin de planification. Cette étude se concentre uniquement sur “les opportunités d’emploi dans les secteurs clefs de la transition écologique et énergétique”. Malgré la grande valeur du PTEF et du PPEC, elles présentent une approche à très grande échelle qui ne nous informe pas sur la manière dont les entreprises vont se transformer concrètement, et comment pourrait s’opérer le ‘transfert’ des salariés d’un secteur à l’autre. De plus, elles concentrent leur analyse sous l’angle des émissions de GES, sans considérer de manière équivalente les autres contraintes environnementales (limites sur les matières premières et impact sur la biodiversité) réduisant donc le panel des secteurs économiques considérés.

L’approche planificatrice portée par ces études, et qui commencent à être réclamée par les salariés eux mêmes[6][7], est malgré tout un changement novateur car elle remet l’humain au centre de l’équation économique. Cela permettrait d’éviter les cas de chantage à l’emploi que l’on voit rapidement proliférer. Il n’est plus possible d’opposer écologie et économie si nous souhaitons définir un nouveau progrès positif, juste socialement et en harmonie avec notre environnement. L’exemple récent d’Air France est un des plus flagrants. Des milliards d’euros ont été versés ou prêtés à Air France alors que pour réduire nos émissions de GES, il faudrait que le secteur aérien ne retrouve pas le taux de croissance qu’il suivait avant la crise sanitaire. Les salariés d’Air France ont de nombreuses compétences qui pourraient être utilisées dans d’autres secteurs voisins et bas carbone que nous devons développer en priorité tel que le ferroviaire[8].

Au regard de l’ampleur et de l’aspect systémique des enjeux et de la faible capacité du marché à s’autoréguler, nous pensons qu’il n’est pas réaliste de se reposer uniquement sur les entreprises ou même les secteurs économiques pour imaginer et gérer seuls la vaste réorganisation nécessaire des emplois. Au même titre, une approche trop politisée, ou trop technocrate, est vouée à l’échec.

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Planifions cette redirection avec une vision sur le long terme, avec la population, les territoires, les entreprises, et sans approche politique partisane, pour nous rassembler autour de notre intérêt commun : garantir la sécurité de chacun et un bien-être équitable pour tous, en équilibre avec notre milieu et notre environnement[9].

La sobriété, la prise en compte systémique des contraintes, la logique de filières, l’ancrage dans un territoire, sont autant de pistes à explorer pour que chacun trouve un travail auquel il peut donner un sens. Il n’y a pas de solution toute faite, prête à appliquer. Mais l’être humain est ingénieux si on lui donne un cadre clair où s’exprimer.

Pour cela, donnons du sens à cette redirection écologique nécessaire, et profitons de cette opportunité pour revoir notre rapport au travail (ce qui sera le sujet d’un prochain article).

Les Utopistes Réalistes

Le collectif “Les Utopistes Réalistes” est un groupe de réflexion indépendant uni par un même sentiment d’urgence face à la transformation nécessaire de notre société dans le cadre des limites planétaires. Créé au début de la crise sanitaire au printemps 2020, le groupe est constitué de professionnels d’horizons divers qui combinent leurs expertises pour proposer des approches hétérodoxes afin d’accompagner la redirection écologique de notre société.

Références

[1] Vaden et al., 2020

[2] Haberl et al., 2020

[3] Blog Idée Horizon, 2021

[4] Publication ATTAC, 2017

[5] Ce travail du Shift Project est un rapport qui continue encore de s’enrichir à ce jour.

[6] Le Monde, 16 juin 2021

[7] Médiapart, 9 juin 2021: https://www.mediapart.fr/journal/economie/090621/dans-les-raffineries-et-l-aeronautique-des-ouvriers-veulent-repondre-l-urgence-climatique

[8] Le Monde, 29 mai 2020

[9] Voir la conclusion du livre “Le Manifeste travail”, Isabelle Ferreras, Julie Battilana, Dominique Méda.

Illustration bandeau: Photo by Remy Gieling on Unsplash

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